Ghesquière à Vassivière : du lieu à l’œuvre
Le visiteur qui découvre le site de Vassivière est d’abord frappé par la puissance et la beauté de la nature qui s’y déploie en un double océan végétal et liquide. En son centre, l’île qui émerge des flots apparaît en été comme un bijou serti par deux anneaux d’émeraude et de saphir. Ce ravissant spectacle correspond à l’un des archétypes les plus anciens de notre imaginaire. Mais cette rêverie naturaliste est vite dissipée par une évidence : ce lac est artificiel, pur produit de la technique moderne. Le paysage ne serait-il qu’un effet de l’art, entendu au double sens technologique et artistique de ce terme ? D’ailleurs l’île n’ est-elle pas devenue un Centre d’art ? Mais il s’agit d’un Centre international d’art et du paysage et cette appellation invite à réfléchir aux liens qui peuvent unir la création contemporaine, la technique et la nature.
Dominique Ghesquière ne pouvait qu’être sensible à cette invitation, elle qui, dans beaucoup de ses œuvres, a su jouer des rapports ambigus qu’entretiennent ces trois instances. En résidence sur l’île de Vassivière, elle s’est imprégnée de l’esprit et de l’histoire du lieu pour concevoir une série d’œuvres qui font entrer le paysage à l’intérieur des bâtiments du Centre d’art. Elle n’a nullement cherché à en donner une vue d’ensemble mais bien plutôt à surprendre ce qu’il dérobe au regard : sa part secrète, sa doublure invisible, qui ne se révèle que par fragments, dans les interstices du visible.
Qu’est-ce qui se cache sous ce plan d’eau qui a englouti plusieurs hameaux et de nombreux espaces cultivés ? On l’a découvert avec stupeur lorsque le lac a été vidangé, en 1971 et en 1995, laissant apparaître le limon qui s’était déposé au fond, dévoilant les dessous terrestres de ce paysage lacustre. Les limites anciennes des cultures que la mise en eau avait noyées avaient été effacées et remplacées par d’autres lignes, qui suivaient les reliefs et les courbes du terrain et se ramifiaient, à mesure que le fond s’asséchait, en une infinité de rides et de craquelures de plus en plus profondes, graphisme aléatoire d’une extraordinaire et mouvante complexité.
À ce dévoilement, Dominique Ghesquière n’avait pu assister mais, à partir des photos qui en ont été prises, elle a éprouvé une véritable fascination pour ces arborescences apparues alors à la surface de la terre. Elle en a obtenu un équivalent en laissant sécher une grande couche de terre qui s’est fissurée selon de multiples fentes au tracé imprévisible ; elle en a fixé le dessin en faisant cuire les morceaux qui s’étaient peu à peu détachés avant de les assembler pour en recouvrir le sol de la Nef, la transformant ainsi en une matière-émotion, porteuse d’une mémoire terrienne. Mais l’eau n’est pas loin, puisque un faisceau de lumière fait danser ses reflets sur le mur de cette nef qui est aussi un navire, comme le suggère l’architecture de l’édifice. Rimbaud avait rêvé d’établir « un salon au fond d’un lac », Ghesquière a installé le fond du lac dans une salle du Centre d’art.
La nature investit aussi le phare qui sert à la fois d’amer et de belvédère ; non pas grâce à l’immense panorama qu’on découvre depuis son sommet mais grâce à l’intervention de l’artiste, qui la fait pénétrer par la porte d’en bas, au pied de l’escalier. Elle a remarqué qu’en automne le vent y poussait et y entassait les feuilles tombées des arbres. Plus qu’à la splendeur des couleurs suspendues à la cime des forêts environnantes, Ghesquière s’est attachée à ce rebut déchu qu’on foule aux pieds et qu’on balaie pour faire place nette ; elle en révèle la beauté méprisée et la fait vivre d’une seconde vie en l’animant d’une respiration artificielle, qui paraît pourtant naturelle, comme celle d’un corps endormi dans un sommeil paisible. On appelle dormance l’hibernation du végétal, qui est aussi un état de veille, préludant aux végétations futures. En mettant ainsi à nu la peau du lac et en faisant respirer un tas de feuilles mortes, Ghesquière donne corps et vie à la chair du monde.
La nature ne fournit pas seulement à l’artiste la matière première de ses œuvres mais aussi un réservoir de formes inépuisables parce qu’en perpétuelle métamorphose. Aux reflets mobiles de l’eau projetés sur le mur de la Nef répondent les arabesques capricieuses et sinueuses de l’écume peintes sur le sol de l’Atelier. Dans le Petit Théâtre, c’est une dentelle aussi délicate et mouvante que dessinent les feuilles des fougères : apparemment toutes identiques et pourtant toutes différentes, elles initient le visiteur à l’infinie variété des choses, qu’il peut parcourir du regard en suivant le tracé du passage ménagé par l’artiste à travers ce fourré végétal.
Attentive aux leçons de la nature, Dominique Ghesquière n’oublie pas pour autant que le site de Vassivière a été façonné par la construction d’un barrage qui fournit son énergie à la centrale électrique située en contre-bas. La technique fait désormais partie intégrante de nos paysages et l’artiste n’hésite pas à associer ses instruments aux éléments naturels, au prix il est vrai d’un subtil détournement de leur fonction utilitaire. Le câble à haute tension qui s’enroule et s’enchevêtre dans la Salle des Études semble l’ouvrir aux grands espaces et aux flux aériens à travers lesquels il sert à transporter le courant électrique. En émancipant les isolateurs de leur emplacement et de leur rôle habituels, Ghesquière donne à voir pour elles-mêmes leurs formes insolites et leur matière translucide, travaillées de manière à diffracter comme un prisme la lumière naturelle, autre source d’énergie et de vie sur la Terre. La seule œuvre installée en extérieur inscrit sur une route l’ombre des fils et des poteaux électriques qui la longeaient naguère et qui sont à présent enterrés, faisant ainsi ressurgir les traces d’une mémoire enfouie.
On se prend à rêver d’une réconciliation possible entre la nature et la technique, qui a détruit tant de paysages mais qui peut aujourd’hui en construire de nouveaux, en s’adaptant aux équilibres naturels au lieu de les perturber. C’est la tâche que se sont assignée les paysagistes et à laquelle contribue à sa manière, si singulière et si originale, Dominique Ghesquière. Elle fait vivre les formes et les matières naturelles grâce à une technique artistique qui n’exclut pas de recourir aux ressources d’une technologie très fine voire d’une ingénierie discrète mais efficace. Les œuvres qu’elle expose en ce lieu dont elle s’inspire en le transformant pour y marquer son empreinte éphémère répondent bien à la double vocation d’un centre d’art et du paysage, « exauçant » ainsi, selon le mot de Claudel, « le vœu latent » d’un « site » exceptionnel.
Michel Collot