« L’histoire n’a pas pour essence la réalisation d’un destin, mais l’irruption de l’événement, les jeux imprévisibles du hasard et de la rupture. [1] »
Les œuvres de Dominique Ghesquière ont affaire avec l’histoire, les histoires, petites et grandes. On pourrait même dire qu’elles en tricotent au point de faire basculer notre sens de la mémoire, faillir nos repères spatio-temporels. La mémoire et l’histoire sont deux choses distinctes, la mémoire étant un phénomène d’apparition perpétuelle dans un éternel présent, alors que l’histoire serait une représentation du passé, si l’on en croit Pierre Nora [2]. La première prend racines dans le concret, les espaces, les gestes, les objets, tandis que l’histoire est toujours une production intellectuelle a posteriori relative. Les objets que Dominique Ghesquière fabrique appartiennent au quotidien. Ce sont des choses simples, reconnaissables, familières. Un escabeau, une carte géographique, un fauteuil, des journaux, des assiettes… Cependant leur disposition, outre le fait qu’ils sont à voir dans le cadre d’expositions ou de publications, dénote une inquiétante étrangeté. Passée l’étape de la reconnaissance qui permet de nommer, le trouble s’installe lorsque l’on s’approche. L’échafaudage est en béton, le pneu est usé jusqu’à la trame, les journaux froissés par des milliers de lectures, la carte est devenue illisible à force d’avoir été manipulée. La plupart de ces objets présentent une usure qui les rend inutilisables. Ils ont perdu leur ustensilité, leur fonctionnalité première, pour gagner un autre usage. De quel ordre ? Comment qualifier celui‑ci ?
Je dirais qu’il s’agit de métaphores, parfois même de vanités, de formes de résistances, voire de rébellions au sein du monde des objets dans lequel ils font diversion. Un peu comme des chevaux de Troie invisibles, utilisant toutes les ruses de la mètis pour mimer le réel dans lequel ils évoluent, ils opèrent une révolution permanente, celle de remettre l’histoire en mémoire, c’est-à-dire au présent. Les traces d’usage sont les preuves de leur appartenance à des vies, dont ils sont les témoins. Parfois si discrets que leur présence relève du camouflage, comme les gouttes de pluie permanente, ils minent l’autorité des lieux, parce qu’ils impulsent une perturbation de leur ordonnancement. C’est en cela qu’ils font événement : ils changent la structure du contexte dans lequel ils apparaissent. Leur taille réelle, échelle un, en font des prototypes dont parle Mike Kelley dans son essai Jouer avec des choses mortes : « L’inquiétante étrangeté est une “sensation physique”, que, dans mon cas, j’ai toujours associée avec une expérience d’“art” – en général une interaction avec un objet ou un film. Et cette sensation est liée à l’acte du souvenir. [3] » Cette présence physique des objets, voire une certaine empathie envers eux, provient de leur aspect familier. Ils constituent notre environnement proche, notre habité. Ils reçoivent une patine due aux frottements des corps, ils finissent par « faire partie de la famille ». Les fauteuils de la vidéo le salon ont cette domesticité servile, affadie, défraîchie des choses sans âge, ni à la mode, ni kitsch, moyennes. Leur saut, qui semble une projection à rebours d’un film, n’en est que plus singulier. En effet, c’est l’immobilité qui finit par caractériser ce type de meubles. Dominique Ghesquière nous fait arriver « après la bataille », lorsqu’il est trop tard, que les dés sont jetés. Les assiettes marquées, biffées, rayées, sagement rangées dans des cartons, demeurent en l’état, comme après une dispute, un divorce, une séparation consommée dont elles conservent les stigmates. Et de fait le nouvel usage de ces objets, leur consommation, se passe dans l’ordre du souvenir, du reste. Ils n’en sont pas moins chargés, voire puissants.
La marelle présentée dans le parc de la résidence d’artistes de Moly-Sabata [4] révèle combien le jeu et l’inversion des valeurs jouent un rôle capital dans le travail de Dominique Ghesquière. À la taille, et selon les contours du jeu d’enfant, les éléments sont ici composés de pierres gravées et disposées au sol, dans l’herbe, de telle manière que leur présence de loin suggère une tombe [5]. La partie supérieure, gravée du mot « ciel », est placée à la verticale, ce qui induit cette hypothèse et par ailleurs rend le jeu impraticable. Cette œuvre est fondamentale parce qu’elle renvoie aux origines mêmes de la statuaire, et au jeu comme symbole du monde. La stèle archaïque grecque – dont une face figurait les contours du disparu et dont l’autre côté, laissé brut, signifiait la perte, l’absence, mais aussi l’inconnu – initie l’art de la taille monumentale. La sculpture serait donc symbole de l’être perdu dont elle reproduit un simulacre. Le jeu dérive du sacré et nous en délivre, nous permettant de retrouver un temps humain, celui de l’histoire : « Tel jeu de ballon, par exemple, porte la trace de la représentation rituelle d’un mythe où les dieux se disputaient la possession du soleil ; la ronde était un ancien rite matrimonial ; les jeux de hasard dérivent de pratiques divinatoires ; la toupie et les échecs étaient des instruments de divination [6] », nous dit Giorgio Agamben après avoir évoqué les notions de bricolage et de miniaturisation telles que les expose Claude Lévi‑Strauss dans La pensée sauvage [7]. Le philosophe italien poursuit en précisant la spécificité du jouet dans sa relation au temps qui nous intéresse ici : « Le caractère essentiel du jouet – le seul, à bien y réfléchir, qui puisse le distinguer des autres objets – est quelque chose de singulier, qu’on saisit exclusivement dans la dimension temporelle de l’“autrefois” et du “plus maintenant” […]. Le jouet est ce qui a relevé – autrefois, plus maintenant – de la sphère du sacré ou de la sphère pratico-économique. Mais si cela est vrai, l’essence du jouet […] est alors quelque chose d’éminemment historique : elle est même, si l’on peut dire, l’Historique à l’état pur. Car rien ne permet autant qu’un jouet de saisir la temporalité de l’histoire dans sa pure valeur différentielle et qualitative […]. On s’est souvent demandé ce qui reste d’un modèle lorsqu’il est devenu jouet : ce n’est pas son sens culturel, ni sa fonction, ni même sa forme […]. Ce que le jouet conserve de son modèle sacré ou économique, ce qui survit de lui après son démembrement ou sa miniaturisation, ce n’est rien d’autre que la temporalité humaine dont il était le réceptacle, sa pure essence historique. [8] » En l’occurrence, la marelle de Dominique Ghesquière ne modélise pas un jeu, le rapport d’échelle un étant conservé, elle n’en fait pas vraiment un jouet, mais elle réifie un moment de jeu, l’éphémère du tracé, qui est en quelque sorte « pétrifié ». Ce passage du trait à la taille, du geste enfantin à celui précis du graveur, puis le redressement du « ciel », sont autant de détournements des éléments initiaux. Ce qui demeure du jeu est sa forme et sa dimension, mais il est suspendu. Pour autant la marelle ne retourne pas au sacré car elle conserve cette qualité temporelle, ce rapport à l’histoire via la mémoire collective.
Dominique Ghesquière produit des « jeux méchants » comme dit Bruce Nauman, qui sont des pièges visuels. En cela ils se rapprochent du leurre utilisé par les chasseurs ou les militaires, et en quelque sorte, ses œuvres sont des armes. Subtiles et parfois même furtives, elles n’en sont pas moins efficaces et trouvent une fonction subversive par leur beauté même. Ainsi la partition imprimée sur une bande de papier de plusieurs mètres, qui devient une longue phrase musicale sans respiration, ne permet pas à celle-ci d’être interprétée selon les règles traditionnelles. Il faudrait que le musicien se déplace le long des cingles du papier courant sur une étagère ou suspendu. Il s’agit pour le regardeur de négocier avec le réel afin de déterminer ce qu’il a devant les yeux, et même ce qui est à voir, entendre ou imaginer. Il en va de cette « limite du diaphane » dont parle Joyce et que Georges Didi-Huberman cite dans son texte Ce que nous voyons, ce qui nous regarde [9] : « Inéluctable modalité du visible : tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à travers mes yeux. Signatures de tout ce que je suis appelé à lire ici, frai et varech qu’apporte la vague, la marée qui monte, ce soulier rouilleux. Vert-pituite, bleu-argent, rouille : signes colorés. Limites du diaphane. Mais il ajoute : dans les corps. Donc il les connaissait corps avant de les connaître colorés. Comment ? En cognant sa caboche contre, parbleu. Il était chauve et millionnaire, maestro di color che sanno. Limite du diaphane dans. Pourquoi dans ? Diaphane, adiaphane. Si on peut passer les cinq doigts à travers, c’est une grille, sinon, une porte. Fermons les yeux pour voir. [10] »
Une alchimie du doute est en place, qui contamine notre perception de l’extérieur, grâce à ces « pas de côtés » que les objets de Dominique Ghesquière nous font faire. Nous ne regarderons plus de la même manière nos canapés défraîchis, les gouttes d’eau sur les vitres ou l’échelle en bas de l’immeuble. Ou plutôt, nous les verrons enfin, parfois, dessillés des œillères habituelles, déstabilisés par ces choses si quotidiennes et infiniment étrangères. Briser la règle, marcher en oblique, c’est prendre la posture du claudiquant, celui qui cherche, qui doute. De fait la plupart des œuvres de Dominique Ghesquière sont des « trébuchets » comme ce portemanteau duchampien fixé au sol. On s’y prend les pieds, on s’y emmêle les pinceaux, on s’y crève les yeux. Un scandale, au sens étymologique de skandalon, quelque chose qui fait glisser, comme le lapsus, qui nous rappelle l’écart du temps, voilà le type de travaux que construit l’artiste. Et dans ce monde où tout fait signe mais où les lecteurs manquent, Dominique Ghesquière sème des indices d’une présence. « L’erreur fondamentale de l’homme est, trop souvent, d’oublier la Présence dans une sorte d’inauthentique divertissement pascalien », rappelle Paul Veyne à propos de l’homme heideggérien [11]. Heidegger n’est pas de ceux pour qui l’horizon du visible est la limite de ce dont il est permis de parler ; en cela, il rejoint Joyce, et ses Ereignis sont autant d’épiphanies du quotidien. Il en est de même des œuvres de Dominique Ghesquière : elles induisent des révélations, elles en sont les vecteurs. Elles nous montrent que nous avons « le soleil dans les yeux » la plupart du temps, et qu’en les clignant, les fermant, parfois, on y voit mieux. « L’Histoire, dit Stephen, est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. [12] » C’est-à-dire que le regard est un acte de pensée, une mise en langage du réel qui est une seconde naissance. Voir, c’est être singulier au monde, au-delà de croire. Cette mise en scène qui conduit à douter prend les aspects d’outils de mesure ou de représentation scientifique, comme carte du monde. Celle-ci a été tellement utilisée, froissée, qu’elle est devenue illisible, tant les zones d’usures ont blanchi le papier. Les repères traditionnels sont brouillés, la réalité vrillée. Un vertige se produit, cela tangue. Mais le décalage est si ténu qu’on y regarde à deux fois. De fait, dans cette « double vue » se joue tout l’espace de la pensée critique : choisir. Je tiens pour vrai le fait que quelqu’un a pu projeter avec force un canapé et des fauteuils afin qu’ils retrouvent leur place originelle ou bien je pense que le film est passé à l’envers.
Qu’est-ce qui fait événement chez Dominique Ghesquière ? D’abord sa manière de faire ses objets. Il ne s’agit pas de décrire une technique ou de révéler un truc de fabrication, juste de préciser que sa pratique fait partie de sa création. Faire fabriquer, trouver les modes opératoires, les compétences, pour une artiste qui dit d’elle-même qu’elle n’est pas manuelle, c’est engager un processus de médiation avec le monde. Son atelier se déplace ainsi au fil des nécessités, chez le marbrier de cimetière à Lyon, dans un lycée professionnel à Dijon, chez un brodeur… Ensuite ses objets eux-mêmes et leurs contradictions opèrent des brèches dans le visible. Par exemple, l’escabeau est en biscuit blanc. Il conserve les dimensions standard de l’objet qu’il copie, la possibilité de le plier, mais sa matière empêche son usage traditionnel. On ne pourrait monter dessus sans le briser. Son étrangeté (le fait qu’il soit en une matière usitée pour de petits objets décoratifs et précieux) rend possible la transgression d’une loi. Un outil ordinaire est devenu un objet fragile à contempler. Il ne s’agit pas seulement d’un déplacement post pop d’une chose hors de son champ (le banal, l’objet de série) dans un autre (le musée, la galerie), ce n’est pas un ready-made. C’est un changement d’organisation spatio-temporel qui s’opère. Celui-ci est de l’ordre du rapt, du vol, de la rapine. Dominique Ghesquière escamote l’ustensilité d’une forme en lui donnant un nouveau temps de visibilité. C’est celui du kairos, de l’opportun, de l’être-là. C’est la remarque la plus courante dans cette surprise devant ces œuvres. Leur stratagème réside dans leur évidence. Il en va d’une ruse de la dissimulation, que les Grecs appelaient mètis, une tactique. « La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre, indique Michel de Certeau. Elle s’insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépendance par rapport aux circonstances […], du fait de son non-lieu, la tactique dépend du temps, vigilante à y “saisir au vol” des possibilités de profit. Ce qu’elle gagne, elle ne le garde pas. Il lui faut constamment jouer avec les événements pour en faire des “occasions”. Sans cesse le faible doit tirer parti de forces qui lui sont étrangères. [13] » Il en va d’un art de la guerre où : « Il faut plutôt subjuguer l’ennemi sans donner bataille… [14] »
Les œuvres de Dominique Ghesquière sont des armes de diversion discrètes, à l’opposé de celles de destruction massive, elles produisent et construisent une harmonie tangente, incertaine et fragile.
[1] François Cusset, La décennie, le grand cauchemar des années 1980, La Découverte Poche/Essai, Paris, 2008, chapitre « 1989 : rhétoriques de la fin », p. 149.
[2] Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire : les lieux de mémoire », in Représentations, n° 26, Paris, printemps 1989, pp. 8‑9.
[3] Mike Kelley, « Jouer avec les choses mortes, sur “The Uncanny” » (1993), trad. Noëllie Roussel, in Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 93, Paris, automne 2005, p. 27. « The Uncanny » est la traduction anglaise de « das Unheimliche », l’expression allemande utilisée par Sigmund Freud dans son essai traduit en français sous le titre L’inquiétante étrangeté et autres essais (1919), trad. Fernand Cambon, coll. Connaissance de l’inconscient, Gallimard, Paris, 1985.
[4] Résidence Jalousie (1) avec Elise Florenty, Dominique Ghesquière, Sabino D’Argenio, Phillip Warnell, organisée par Marie de Brugerolle, Moly-Sabata, Fondation Albert Gleizes, Sablons, été 2008.
[5] Dans sa version en pierre jaune de 2007, présentée dans le parc de la résidence de Moly-Sabata, Fondation Albert Gleizes, Sablon.
[6] Giorgio Agamben, « Le pays des jouets », in Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire (1977), trad. Yves Hersant, coll. Critique de la politique, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2002, p. 88.
[7] Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962.
[8] Giorgio Agamben, « Le pays des jouets », op. cit., pp. 90-91.
[9] Georges Didi-Huberman, « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde », in Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 37, Paris, automne 1991, pp. 33-61.
[10] Georges Didi-Huberman se réfère à la traduction d’Auguste Morel, revue par Valery Larbaud, Stuart Gilbert et James Joyce : James Joyce, Ulysse (1922), Gallimard, Paris, 1948, p. 39.
[11] Paul Veyne, « Malgré Heidegger, l’homme est un animal intelligent », in Foucault, sa pensée, sa personne, coll. Bibliothèque Idées, Albin Michel, Paris, 2008, p. 106.
[12] James Joyce, Ulysse (1922), in James Joyce. Œuvres, trad. Jacques Aubert et al., vol. 2, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1995, p. 38.
[13] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire (1980), coll. Folio Essais, Gallimard, Paris, 1990, p. XLVI.
[14] Sun Tzu, L’art de la guerre, trad. le père Amiot, Mille et une Nuits, Paris, 1996, p. 23.