« Obscur se fait nécessairement celui qui ressent très profondément les choses et qui se sent en union intime avec ces choses mêmes. Car la clarté cesse à quelques coudées de la surface. » Paul Valéry, Mauvaises Pensées et autres, Éditions Gallimard, Paris, 1942.
Il faudrait savoir prendre congé d’un paysage. Être, après en avoir fait l’apprentissage méditatif et l’expérience visuelle, auditive, tactile, immersive, en son retrait ; être, après en avoir senti les durées enchâssées, celles de chaque élément le composant dans ses moments mouvants, dans une « petite mort » des formes et des lignes, des géométries et des découpes, des courbes et des rondeurs, des tissages et des effacements, des failles et des gels, des musiques et des rythmes, des respirations et des atonies, des couleurs et des imperceptibles saisons. Prendre congé d’un paysage pour en dénouer son secret vivant, son corps intime, sa surface obscure et ses profondeurs polies, jusqu’à l’os d’une brindille, jusqu’à la sécheresse accomplie d’une branche d’arbre, jusqu’au velouté écartelé d’aile d’oiseau figé, jusqu’au fragment versatile d’un nuage. Prendre congé du paysage pour le regarder, pour l’absorber dans le seul acte du temps sans fin du souvenir, pour le regarder dans l’essence de son absence et l’acmé de sa présence, jusqu’à toucher et éprouver son devenir cyclique et son état mortel. Le paysage est « nature morte », au bout du compte, au bout de ce devenir. Dans toutes les acceptions – picturale et dans le fait du réel précaire. Dans une fusion à la fois discrète et violente de l’acte de réalité et de cette vie immobile des choses naturelles capturée par le geste artistique. Le paysage entre, alors, ou peut entrer, alors, dans son statut d’exposition ou dans sa forme exposition. Fragmenté, dé-tramé, détaché, jusqu’à sa seule essence.
L’artiste Dominique Ghesquière a pris ainsi congé de paysages naturels – comme, ailleurs, elle prit congé de nos environnements anonymes, de notre vie avec les objets anodins et fonctionnels de notre vie quotidienne : celui qu’elle parcourut, observa, scruta durant ses mois de résidence à l’été et à l’automne 2012-2013 sur l’île de Vassivière, en Limousin ; celui des rivages familiers de la Manche, des côtes de Normandie. Le paysage de Vassivière devint terre de profondeur (centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière – 20 janvier-31 mars 2013). Aujourd’hui, ces paysages vécus par/de Dominique Ghesquière deviennent, à la galerie parisienne Valentin, grande tapisserie (6 septembre-11 octobre 2014).
Le « paysage » solitaire qu’inscrit Dominique Ghesquière dans les deux salles blanches, ascétiques, de la galerie Valentin, porte le dessin de l’élégance, de la délicatesse et de la sourde violence d’un œil microscope, d’un œil entomologiste qui fixe son objet après une lente maturation, et en entreprend la métamorphose. Il y a chez Dominique Ghesquière ce « travail d’intimité avec la nature » qu’évoque Matisse lorsqu’il décrit sa lente approche de l’arbre, de son tronc, de ses branches, de ses feuilles. Il disait aussi qu’il fallait « dessiner les vides. Le vide entre les feuilles d’une branche (...) » qui, ajoutait-il, « ne se sent pas dans l’observation directe » (1). Ghesquière est dans cet après de l’observation – qui fut dans un temps long, dans un temps souvent repris – et dans le souvenir de sa précision. La sculpture installation Feuillus (2014) est dans ce « dessin/dessein » du retrait de l’espace végétal et dans le moment inquiet de la métamorphose. Les trois arbres sont composés, tissés de branches mortes, jusqu’aux feuilles elles-mêmes que l’artiste a, dans une patience obsessionnelle, « recousues », « rattachées » les unes après les autres avec de petits morceaux, là-aussi, de branches mortes. Les « vides » disait Matisse... Et c’est cela : notre regard traverse ces arbres feuilles qui sont multiples et qui font un, qui sont pure fragilité, qui sont mortalité, et nous touchons alors à l’accord avec le néant. Dominique Ghesquière atteint au dessin invisible qu’elle fait advenir surface, elle le fait par l’acte de métamorphose de la matière choisie, elle le fait par le jeu troublant de l’illusion qu’elle trame sans bruit. Les choses – que ce soit les objets quotidiens qu’elle réemploie ou refabrique dans nombre de ses sculptures précédentes (tapis, 2001 ; échafaudage, 2003 ; escabeau, 2008) ou dans ces éléments naturels qu’elle transporte et transfigure (pluie permanente, 2003 ; respiration, 2012, écume, 2012 ; passage, 2012) – sont arrêtées dans leur essence, elles ont quitté le devenir, ou plus exactement, quand elles se présentent à nous dans la salle d’exposition, elles ont déjà accompli leur devenir et leurs histoires, ont déjà accompli leur commencement et leur recommencement, leurs cycles et leurs transformations, leurs mues et leurs présents accumulés, leurs saisons et leurs usages. Dominique Ghesquière est dans ce savoir poétique et magique que toute chose contient à la fois son essence et ses devenirs, son essence et ses passés, dans une fragilité, une mémoire, une brièveté et une ironie ultimes. Ainsi, si le regard du visiteur, ce bref personnage dans ce « paysage » dé-tramant les choses, s’inquiète de sa vision, il se « doit » d’entrer dans une pleine contemplation pour s’absorber dans le « comment » que pose constamment l’artiste, pour répondre à l’inquiétude qu’elle fait revenir à la surface du présent et du présent de l’espace qu’est l’artifice de l’exposition.
Dominique Ghesquière fixe le fugace, l’enfoui, l’éphémère. Une fixité à la fois sculpturale et picturale. Ou que seules les formes artistiques peuvent, un instant, fixées pour en donner et en accepter la vision ou le toucher. Une fixité qui figure le temps, donner une figure au temps, aux temps. Ghesquière fixe l’élan qui se mue en « vanité », en memento mori contemporain, comme avec cet oiseau mort, naturalisé, que l’artiste fige, dans un radical isolement, sur le mur de la salle d’exposition (oiseau, 2014). Comme cette forme de peau d’animal dépecée, constituée de milliers de ces petites écorces de pin (mue, 2014). Illusion veloutée et sensuelle de ce qui n’est que restes, fusion de l’animal et du végétal pour dire des temporalités qui se rejoignent dans la fin.
Traces murales d’un lierre arraché, galets polis recueillis sur le rivage marin avec un soin amoureux et qui sont nervurés d’une ligne minérale blanche... Lignes du temps... À la surface des surfaces. Le temps applique son remarquable travail, et l’artiste le dispose, dans une simplicité qui ne fait que rendre plus intense la sensation de passage, de fuite... Il faut ainsi rester longtemps dans les paysages artifices et dépouillés de Dominique Ghesquière, ces paysages natures mortes pour entendre tout ce qui les précède, toutes les histoires et voir le présent ; il faut écouter les paysages de Dominique Ghesquière, ils sont des murmures de finitude.
(1) Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, catalogue de l’exposition Matisse et l’arbre (11 octobre 2003-11 janvier 2004), musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis, Éditions Hazan, Paris, 2003.
Dominique Ghesquière, Grande tapisserie, Galerie Valentin, Paris -
Dominique Ghesquière vit et travaille à Paris
Courtesy : the artist and Valentin, Paris. Photo : © Sylvie Chan-Liat. - See more at : http://moussemagazine.it/dominique-ghesquiere-valentin-2014/#sthash.ORDdiQfc.dpuf
Courtesy : l’artiste et Valentin, Paris. Photo : © Sylvie Chan-Liat
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